vendredi 20 septembre 2024

Bonnard

Peu de livres sont aussi simplement et aussi exactement intitulés que le Océan et Brésil du sulfureux Abel Bonnard, paru chez Flammarion en 1929, et dont je viens de lire une réédition (Pardès, 2021) empruntée à l’université. L’auteur voyage (en 1926) en suivant un itinéraire maritime classique passant par Madère, les Canaries et les îles du Cap Vert, avant de traverser l’Atlantique. Au Brésil, il visite Rio de Janeiro, Ouro Preto et, avant de finir par Bahia, fait une excursion laborieuse, en voiture, jusqu’aux chutes d’Iguassu (on écrirait aujourd’hui Iguaçu), cet épisode occupant la plus longue place dans le livre. Dix lignes ont suffi pour me dissuader de lire les ululements du préfacier, auxquels j’avais déjà eu l’occasion de constater mon allergie. En revanche, j’ai lu l’ouvrage lui-même avec plaisir. Un récit de voyage intelligent et sensible, rédigé avec soin et souvent avec grâce, que demander de mieux. J’aime parfois chez Bonnard ses côtés old school. Tenez par exemple ce qu’il dit en évoquant José Antonio Páez, au départ simple bouvier métis, devenu chef révolutionnaire puis président du Venezuela (encore un destin anti-marxiste, 1790-1873) : «Rude et sauvage comme ses soldats, c’est en fréquentant des officiers anglais qu’il apprit comment boivent et mangent des hommes de bonne compagnie» (p 90). Cette notion de bonne compagnie, dont on faisait grand cas du temps des Liaisons dangereuses, est démodée mais reste utile, sans être nécessairement élitiste (ce qu’elle était toutefois probablement pour Abel). Pas besoin d’avoir longtemps vécu pour savoir que les gens de bonne compagnie, comme les gens de bonne volonté, il y en a de toutes les couleurs et dans tous les milieux. Une question plus épineuse pour le lectorat humaniste d’aujourd’hui est que Bonnard écrit à l’époque où les races n’étaient pas en sucre et il en parle sans gêne, en bien et en mal. Il s’extasie sur la «grâce majestueuse» des femmes noires qu’il voit passer (180) mais pas sur les qualités morales ou intellectuelles des hommes noirs qu’il a côtoyés, et il n’est pas fan du métissage, ni simplement de la coexistence (passim). La plupart de ses vues sur la question seraient aujourd’hui réprouvées, car nous n’avons plus de préjugés : nous savons bien maintenant que les races n’existent pas, qu’elles sont rigoureusement égales entre elles, et qu’il n’y a pas à en discuter. Je n’en discuterai donc pas, ce n’est d’ailleurs qu’un thème marginal dans le livre. On pourra cependant trouver de la joie à lire la prose de Bonnard, émaillée de belles images. Ainsi lorsqu’il évoque les hortensias de Madère, dont «on voit de loin leurs floraisons bleues jetées comme des linges sur la verdure» (46) ou quand il définit l’océan comme «cette solitude qui fait le bruit d’une multitude» (191). Remarquez aussi dans le voyage aux Chutes cette belle scène vespérale : «Du coin obscur où je me suis logé, j’aperçois une cuisine enfumée, pareille à un antre, où les quatre habitants de la ferme font cuire des poulets à notre intention. C’est un ménage de métis, servi par un ménage de nègres. Ils causent tranquillement, tout en fumant des cigarettes. Parfois un sursaut du feu jette une lueur sur un des visages» (139) ou cette autre, alors qu’il grignote devant un feu de camp : «tout en faisant ce repas hétéroclite, je regardais le feu, grondant et glorieux devant moi, et j’admirais une fois de plus ce premier luxe de l’homme» (163). Je me suis découvert une connivence avec l’auteur, du fait qu’il s’intéresse aux étoiles et aux oiseaux. Il semble habitué à contempler le ciel nocturne et à s’y repérer, mais se trouve là confronté au «ciel illisible du Sud, où aucune constellation principale ne frappe les yeux et qui est comme un texte sans majuscules» (107). De même il connaît bien les oiseaux d’Europe et peut-être mieux que moi (sa remarque sur «la pincée de bleu ou de rouge qu’ils ont sur la gorge» (202) m’agace, car autant les rouges-gorges me sont familiers, autant je désespère de jamais apercevoir une seule gorge-bleue) mais ceux qu’il découvre au Brésil lui sont inconnus. Il donne des indications de couleur sur le plumage de quelques uns : «gros passereau (à la) livrée mêlée de noir et de rose ... oiseaux gris à plastron d’or» (135) ... «espèces de pies au plumage marron marqué de blanc ... habit noir et orange (et) queue noire bordée de jaune» (150) ... «merle orange et noir ... oiseau (comme un) corbeau colorié» (174). Je dois m’avouer incapable d’en identifier aucun précisément, malgré mes études et mes manuels, tout juste puis-je supposer qu’il s’agit là d’espèces de la famille des ictéridés (orioles, cassiques et troupiales). Il est amusant de noter qu’en évoquant des «espèces de pies», il reprend, probablement sans le savoir, les termes dans lesquels a été décrit le premier oiseau brésilien, dans le plus ancien document sur le pays, la lettre de Pero Vaz de Caminha écrite en 1500, où l’on signale des oiseaux noirs «quase como pegas», presque comme des pies. En tout cas les oiseaux lui plaisent, c’est un ornithophile. «Je sentais trembler entre nous une fragile amitié» dit-il de l’un d’eux, qui se laisse observer (135). On peut même affirmer que les oiseaux le ravissent : «ils sont la grâce et la parure de ces solitudes, ils y répandent leur gaieté, ils y promènent leurs airs de princes» (ibidem) et que parfois ils l’envoûtent : «par moments, des forêts mystérieuses, arrive enfin un appel d’oiseau, si flûté, si enjôleur, si ensorcelant, qu’on a envie de tout quitter pour s’enfoncer dans ces ombres» (146). C’est à leur propos qu’il développe une belle tirade anti-chasse : «J’avoue que je n’ai jamais aimé les chasseurs (...) je n’arrive pas à les comprendre. Je ne peux mettre de différence entre un homme qui, dans un palais, s’amuserait à briser les objets d’art, et celui qui, dans la nature, se plait à tuer des bêtes» (136). Cette image de la belle forme animale comme joyau dans le décor m’est restée après avoir fermé le livre, elle me revient depuis quand j’aperçois une bête dans la campagne ou simplement les miennes dans leurs enclos, un œuf parmi les herbes.

1 commentaire:

  1. "Abel Bonnard nous révèle la foisonnante beauté de la nature et la prodigieuse vitalité des peuples du Brésil, dernier continent où, peut-être, l’homme occidental, fourbu de tant d orgueilleuses conquêtes, pourrait retremper son âme, revenue de tout, dans un bain de jouvence.
    Mais, au-delà même de cette quête bien des fois illustrée, d’Arthur Rimbaud jusqu’à Ernest Psichari et François Augiéras, en passant par le personnage de l’esthète fin-de-siècle, c’est surtout la remarquable finesse des observations qui retient l'attention du lecteur d’Océan et Brésil, ainsi que la volonté de tenter de sauvegarder, en les consignant, les derniers vestiges d’une simplicité primesautière, une sorte d’ignorance étoilée, sans laquelle, nous avertit l’auteur, le monde court à sa ruine." réference Babelio ".................... citation d'Abel Bonnard : " Le premier bonheur que procure la navigation, c'est de nous rendre les étoiles. Ce soir, sur l'Atlantique, rien ne voile ni n'entame la glorieuse énormité de l'hémisphère où elles abondent et l'œil ébloui s'assure qu'il en contemple autant qu'il est possible d'en apercevoir. Une blancheur floconneuse traverse tout l'azur nocturne, si voisine et si dense qu'on doute si c'est la Voie Lactée ou une traînée de nuages."

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