lundi 31 mai 2021

Schmidel

En novembre dernier j’ai enfin lu un petit livre, que pour différentes raisons j’avais écarté à l’époque des recherches pour ma thèse sur La faune brésilienne dans les écrits documentaires du XVIe siècle (2000, puis chez Champion en 2009). Il s’agit des mémoires d’Ulrich Schmidel, lansquenet bavarois engagé dans les troupes espagnoles avec lesquelles il partit en Amérique du Sud, où il demeura vingt ans, de 1534 à 1554, participant à la découverte, à la conquête et à la colonisation des territoires situés dans les régions du Río de la Plata, de l'actuel Paraguay et jusque dans les Andes. J’ai examiné ce récit paru en 1567 dans le texte original allemand, dans trois versions en espagnol, et dans les deux traductions françaises, Voyage curieux au Río de la Plata (la dernière en date parue chez Flammarion en 2020). J’ai tiré de cette lecture un article sur «La faune sud-américaine dans le récit de voyage d'Ulrich Schmidel», qui sera peut-être publié un jour. En attendant j’évoquerai ici les points qui m’ont paru notables, en dehors de mon sujet d’étude (Je retoucherai au besoin les citations en français, et citerai les numéros des courts chapitres, valables pour toutes les éditions, plutôt que ceux des pages). L’aspect le plus frappant est l’extrême violence des rapports humains, qui paraît quasi incessante et omniprésente, entre Blancs et Indiens, entre Blancs eux-mêmes, et entre Indiens (lesquels n’ont de cesse de s’allier avec les Blancs pour aller massacrer les tribus rivales qu’ils ne peuvent encadrer). Il peut y avoir un effet de grossissement, du fait que le soldat n’a noté dans son petit cahier que les faits importants, mais tout de même on a un peu l’impression que c’était Oradour-sur-Jungle tous les quatre matins. On évoque ici et là le cannibalisme coutumier des Indiens (20, 52), et un cas d’anthropophagie de survie chez les Européens (dans un moment de famine trois Espagnols, qui ont volé et tué un cheval pour s’en nourrir, sont pris et pendus, puis des compatriotes vont au gibet leur tailler des lambeaux de chair dans les cuisses, 9). J’ai bien aimé les traits d’ethnocentrisme naturel et bénin, quand l’auteur, pour mieux s’expliquer, compare ce qu’il découvre à ce qu’il connaissait déjà : telle nation «vit comme chez nous les brigands» (18), telle tribu est «soumise à une autre comme les paysans dans notre pays le sont à leur seigneur» (45) et les baleines vues dans l’océan «vomissent un jet d’eau du volume d’une barrique de Franconie» (53). Il y a semble-t-il des savants dans cette armée de brutes, du moins des hommes qui «connaissent les étoiles» assez bien pour guider l’orientation ou calculer une distance parcourue (47, 48). L’auteur lui-même les connaît un peu, et il a une remarque touchante quand, au cours de ce périple dans les pays du Sud, il remonte assez au Nord pour enfin revoir dans le ciel la Grande Ourse, qu’il n’avait plus vue depuis les îles du Cap Vert, lors du voyage d’aller («J’ai revu chez ces Indiens la constellation du Chariot», 39). Un détail amusant, presque incroyable, est qu’il décide de rentrer en Allemagne après avoir reçu une lettre de son frère, lettre qu’on lui achemine jusque tout là-bas au fin fond des brousses (50). J’ai noté ce proverbe, que je n’avais jamais vu ni entendu : «Beaucoup de chiens, c’est la mort du lièvre» (Viel Hundt, der Hassen dott / Muchos perros son la muerte de la liebre, 52). Ce qui peut vouloir dire : si l’on est seul contre tous à défendre un point de vue, on finit par céder.

dimanche 30 mai 2021

guerre civile

N’ayant pas le temps ni vraiment besoin de lire en entier les 700 pages du pavé publié en 2019 par Pierre-Frédéric Charpentier : Les intellectuels français et la guerre d’Espagne, Une guerre civile par procuration (1936-1939), je me suis contenté d’en lire quelques passages. L’auteur (qui a écrit par ailleurs une Histoire des grands perdants de l’élection présidentielle et un ouvrage consacré au groupe de rock The Clash) livre ici une étude très sérieuse, bien documentée, et assez équitable. Le tableau est sans grande surprise dans l’ensemble mais très intéressant dans les détails. L’historien, dont la sympathie va sans doute à l’humanisme républicain, a l’honnêteté de reconnaître certaines réalités établies mais le plus souvent passées sous silence, par exemple le fait que des persécutions anti-chrétiennes ont eu lieu dès les premiers mois de la République en 1931, et que quand la guerre civile éclate, «aucun des deux camps ne le cède à l’autre dans l’abjection» (p 430). S’agissant de l’attitude de la gauche française, Charpentier estime que «Avec le recul, on s’indigne devant l’assourdissant silence de ces intellectuels de gauche qui ne voulurent voir les atrocités que dans le camp d’en face» (428). Le problème, ajouterais-je, est que quatre-vingts ans après, la gauche intellectuelle n’a guère évolué. Je suis bien placé pour observer que dans les universités, on continue d’enseigner l’histoire manichéenne de la guerre des vilains franquistes indéfendables contre les gentils républicains irréprochables, et la question des crimes anar-communistes est un sujet tabou. Que ce livre en parle n'est pas son moindre mérite.

samedi 29 mai 2021

quotidien

 Hier après-midi à la Coop la petite caissière m’avise que ce jour, pour fêter l’anniversaire du magasin, la patronne offre le quotidien Sud Ouest à tous les clients qui en veulent. Eh bien pourquoi pas, lui dis-je, c’est bien aimable. Il y a longtemps que je n’achète plus de journaux, par économie et parce qu’en général ils m’ennuient. Je dois avouer que feuilleter ce numéro ne m’a pas beaucoup rapproché de la presse. Quelle médiocrité, Seigneur, quel désert de l’esprit. Les programmes de télévision, l’horoscope, les mots croisés dont la solution figure sur la page même, les interminables et très détaillées nouvelles du sport, les activités des bons toutous culturels pour les bons toutous citoyens… Qui lit ça ? Qui achète ça ? Sur quelque 56 pages, à peine un dizième me paraît vaguement substantiel : les faits divers, les nouvelles des travaux publics, le carnet d’annonces, la météo… Bon, nous allons continuer à faire des économies.

mercredi 26 mai 2021

darío

Lettre documentaire 515.

Iñaki Uriarte : Lettre à Ian Gibson.

Dans le chapitre 2002 du recueil de ses journaux (Diarios 1999-2010) publié à Logroño en 2019, Iñaki Uriarte reproduit une lettre (p 136-137) qu'il a adressée à l'hispaniste irlandais Ian Gibson, lequel venait de publier une biographie romancée mais très documentée du poète moderniste nicaraguayen Rubén Darío (Yo, Rubén Darío). Cette belle lettre autobiographique ne figurant pas dans l'édition française abrégée des journaux d'Uriarte (Bâiller devant Dieu, Séguier, 2019), j’ai le plaisir d’en présenter ici une traduction à mes lecteurs.

    Cher Monsieur Gibson,
    Je m’appelle Iñaki Uriarte et je vous ai parlé au téléphone à propos de la pension que possédait mon grand-père à New York, dans laquelle, à ce que j’ai entendu dire dans ma famille, Rubén Darío a vécu durant son dernier séjour dans cette ville.
    Vous citez dans votre livre une «pension minable de la 64e rue», où Darío aurait logé en sortant de l’Hôpital Français, où on l’avait soigné pour une pneumonie. La pension de mon grand-père se trouvait aux numéros 11 à 15 de la 82e rue. Je ne sais si c’est celle dont vous parlez (c’était un établissement modeste mais quand même pas minable) ou si c’en était une autre.
    Ce que j’aimerais savoir, c’est si vous disposez de quelque indication qui n’apparaitrait pas dans votre livre, mais qui me renseignerait sur la pension de mon grand-père, sur laquelle je sais très peu de choses. Il s’appelait Moisés Cantolla et il était né dans un village de Cantabrie. Il a émigré aux Etats-Unis. Là-bas il s’est marié avec ma grand-mère, une émigrée galicienne. Ils avaient une pension, où est née ma mère, qui allait plus tard se marier avec un Basque, mon père, qui étudiait à l’université Cornell. Je suis né de ce mariage à New York en 1946. Depuis 1948 mes parents sont revenus vivre à Saint-Sébastien, et moi je vis maintenant à Bilbao.
    J'ai entendu ma mère dire que son père se plaisait à raconter que Darío avait habité dans cette pension, mais elle n’en sait pas plus, parce qu’alors elle n’était pas encore née. Je vois dans votre livre que Darío était arrivé à New York vers novembre 1914. C’est à dire qu’entre cette date et son départ, il peut avoir vécu dans plusieurs pensions. Je suppose que vous ne les avez pas toutes localisées, mais je vous écris au cas où.
    (Salutations)
    Iñaki Uriarte
    Je n’ai pas eu de réponse. Je suis parvenu à joindre Gibson au téléphone. Il était préoccupé parce qu’il venait de recevoir une accusation de plagiat pour un autre de ses livres. Il m’a suggéré de contacter un professeur de Madrid qui sait tout sur Darío. J’ai laissé tomber.

lundi 24 mai 2021

cordialement

Le samedi 15 de ce mois, j’ai reçu de mon hébergeur Google-Blogger un mail «no-reply» m’avisant «cordialement» de ceci : «Comme vous le savez peut-être, notre règlement de la communauté (lien) décrit les types de contenus autorisés et non autorisés sur Blogger. Votre article intitulé "pourpre" nous a été signalé pour être examiné. Nous avons déterminé qu'il enfreint notre règlement et l'avons donc supprimé (lien de l’article du 27 février) … Votre contenu a enfreint le règlement sur les logiciels malveillants et les virus … Nous vous invitons à passer en revue l’intégralité des articles de votre blog afin de vous assurer qu’ils sont bien en conformité avec nos normes. En effet, en cas de nouvel incident, votre blog sera purement et simplement clôturé. Pour en savoir plus, veuillez consulter les ressources suivantes (liens des Conditions d’utilisation et du Règlement de la communauté Blogger).» J’étais bien étonné de la triste nouvelle, parce que je ne voyais pas le rapport entre ma note sur la Collection Pourpre et les «logiciels malveillants», note qui est d’ailleurs une des plus bénignes que j’aie jamais écrites. Pire encore, après avoir cliqué sur un desdits liens, c’est mon écran tout entier qui était pourpre et bloqué, comme précisément à la suite d’une attaque virale, dont j’étais non l’auteur mais la cible. A plusieurs reprises j’ai retrouvé l’usage de mon ordi, mais l’écran redevenait rouge chaque fois que je tentais simplement d’ouvrir mon blog, devenu donc inconsultable, peut-être même inexistant. Quelques heures plus tard, cependant, j’ai reçu un second mail m’informant cette fois que «Nous avons réexaminé l’article intitulé « pourpre » pour vérifier qu’il respecte bien le règlement de la communauté … Après examen, l’article a été rétabli. Vous pouvez y accéder…» De fait mon blog était de nouveau visible, toutefois sans l’article, repassé en statut de brouillon et qu’il a fallu que je remette moi-même en ligne. Je ne sais dire au juste à quoi j’ai eu affaire. Une attaque virale déguisée en notification de mon hébergeur ? Une intimidation de la «communauté» (mon cul) destinée à me faire savoir que pour la censure, c’est si ils veulent, quand ils veulent et tant qu’ils veulent ?

dimanche 23 mai 2021

nouveautés

Mes néomots ces derniers temps : cultivapeur, karmure, noiseau.

Une idée de titre : Le général de Google.

mercredi 19 mai 2021

déconfinement

 Ce n’est pas pour me distinguer, mais je dois avouer qu’à la différence des journalistes, je ne suis pas du tout impatient de pouvoir de nouveau me rendre dans les endroits où de toute façon je ne mets jamais les pieds, comme les théâtres, les cinémas, les dancings et les cafés.

lundi 17 mai 2021

Peltex

Je suis très honoré d’avoir pu contribuer, avec deux poèmes et quelques collages, au dernier numéro de la revue Peltex, ressuscitée d’entre les graphzines et publiée à Strasbourg par Dominique Leblanc. Ce numéro 16, qui vient de paraître, a pour thème Un regard réac et pour sous-titre C’était mieux avant. Son contenu ne relève guère de la réaquerie à proprement parler, plutôt d’une nostalgie diffuse, mêlée de quelque ironie puisque le titre parodie le Un regard moderne des frères Bazooka. Il réunit sur 44 pages A4, dont plusieurs en couleurs, les images et les textes d’un petit nombre de participants, dont une majorité de dames, à ce qu’il me semble. Le tirage est de 50 exemplaires numérotés. C’est un bel objet solide, avec une couverture en carton fort et en rhodoid, une reliure en spirale métallique, et sur certaines pages des touches de peinture portées à la main. Il est vendu 25 euros sur le site de l’éditeur et sur eBay.

samedi 8 mai 2021

Sud-Ouest

 


Cet alexandrin vintage, à la une de Sud-Ouest le 13 août 1949 : «Le feu a ravagé la région d’Andernos».

En regardant cette une, je me dis que vraiment j'aimais mieux le beau titre du journal d'alors aux lettres sinueuses, au lieu de celui d'aujourd'hui, géométrique et sans tiret.

vendredi 7 mai 2021

le puits

C’est un bien étrange livre que celui d’Ivan Repila, El niño que robó el caballo de Atila, qui m’avait été recommandé par l’ami Rémy. Ce petit roman paru en 2013, dont le titre signifie «L’enfant qui a volé le cheval d’Attila», ce qui n’a guère à voir avec le contenu, a été traduit en français sous la formule plus explicite de Le puits (en 10-18). C’est l’histoire de deux enfants, deux frères qui ne sont jamais nommés autrement que El Grande et El Pequeño (le Grand et le Petit) et qui se trouvent prisonniers au fond d’un puits naturel de sept mètres de profondeur, dans une forêt de montagne. Les chapitres sont numérotés de façon discontinue, portant chacun non leur numéro d’ordre mais celui du quantième jour où l’action se déroule : … 11, 13, 17 et cela va jusqu’à 97, ce qui fait plus de trois mois. J’ai entendu l’auteur déclarer dans une interview qu’il y avait dans cette œuvre trois niveaux de lecture : d’abord celui de l’anecdote (la situation, les actions), ensuite celui des rapports entre les deux personnages (qui en effet vont et viennent de l’entente à l’hostilité, de la colère à la tendresse), enfin celui d’une lecture allégorique à signification politique, qu’il juge le plus intéressant mais sans l’expliquer. Peut-être accorde-t-il ce sens symbolique à la situation dans sa globalité, ou plus précisément aux quelques tirades obscures, au style peu enfantin, dans lesquelles les deux gosses se lancent par moments. Il y a aussi en exergue deux citations, de Madame Thatcher et de Brecht, dont on se demande ce qu’elles font là. Je dois avouer que pour ma part, cette éventuelle signification symbolique m’a paru peu claire et qu’en tout cas si elle existe, elle m’échappe et je ne cours pas après. Au contraire j’ai trouvé très intéressante la tension psychologique des deux personnages dans le huis-clos, et plus encore cette extraordinaire situation de captivité. Très vite on cesse de se demander comment les deux drôles en étaient arrivés là (l’explication terrible ne vient qu’à la fin) et l’on n’a plus qu’une hâte, c’est de savoir ce qu’ils vont devenir et s’ils vont seulement s’en sortir. Les détails réalistes sur leur façon de survivre (en se nourrissant d’insectes, de vers, de larves, de racines) et de s’accomoder du froid, de la pénombre et des échos qui leur parviennent du monde extérieur, captivent l’attention. Je peux dire sans exagérer que cette lecture est une expérience envoûtante, inquiétante même, et que l’angoisse demeure après la fin, où tout le mystère n’est pas éclairci (j’en ai fait des cauchemars la nuit suivante). Si vous voulez passer un moment très bizarre, plongez dans ce puits.

samedi 1 mai 2021

Bonnet

Je pense souvent au regretté Dominique Bonnet, mort subitement le premier janvier. Je pense à lui d’autant plus souvent que traîne encore sur le bureau de mon ordi, où je la vois chaque jour, la seule photo de lui que je possède. Il y est en compagnie d’une dame, qui doit être son épouse africaine. J’avais trouvé cette photo quelques jours après le décès. C’était pour moi une surprise, de découvrir ainsi les traits de ce correspondant que je connaissais mal, et que pour quelque raison j’avais toujours cru beaucoup plus jeune. Je me souviens de deux formules qu’il affectionnait sur Facebook, l’une pour ironiser sur des nouvelles que les médias jugeaient graves («Et soudain le drame»), l’autre pour accompagner la photo de nymphette japonaise en tenue légère qu’il diffusait chaque vendredi («Le vendredi c’est bikini»). Et lui est mort soudainement un vendredi. A l’époque j’ai regardé dans Facebook les traces qu’il y avait laissées récemment. Sur ma page une de ses dernières interventions avait été ce conseil de lecture, à propos de Jean Dutourd : «Le bon beurre sur l'Occupation est à lire, comme son essai sur Le Feld-Maréchal von Bonaparte.» Le hasard fait maintenant ressurgir, à propos du Capital de Marx, cette impression de lecture d'il y a cinq ans, que je me plais à recopier : «Le Capital est de la merde, surtout le Livre II. 1500 pages sur A-M-A et M-A-M, c'est chiant et répétitif. Le Livre II est ce que j'ai lu de plus chiant de ma vie. Le I passe encore, le III je suis resté bloqué dans les 200 pages de raisonnement sur la rente foncière anglaise. Marx est à chier comme économiste. Deux bouquins que je n'ai pas finis : le Tome III du Capital et le Veblen sur la Leisure class. Marx est par contre un excellent pamphlétaire et un journaliste intéressant. Tous ses pamphlets sur l'histoire politique française, ses notes sur l'Empire britannique, ça se lit très bien et c'est marrant. Marx est un excellent humoriste.»