dimanche 20 mars 2022

Abeille

Jacques Abeille aussi est mort en janvier. A l’âge de 79 ans, ai-je appris par les réseaux. Je lis dans Wiki qu’Abeille aurait écrit certaines de ses œuvres sous le pseudonyme de Léo Barthe, et j’ai lu ailleurs que Léo Barthe était son vrai nom et l’autre son surnom. Je ne me rappelle pas avoir connu ce problème onomastique à l’époque où nous fûmes amis, dans les années 80 et les premières années 90. Je retrouve dans mes archives une petite vingtaine de lettres de lui, qui toutes sauf une datent de la période 1988-1993. Je les relis aujourd’hui en déchiffrant non sans difficulté son écriture oblique à l’encre noire, qu’il qualifie lui-même de «pattes de mouche». Nous avions fait connaissance dès le milieu des années 80, quand il était venu visiter l’exposition de collages érotiques que j’avais faite chez Rétho et que j’avais cavalièrement intitulée Cartes postales de cul. C’est vraiment ça, avait-il déclaré à l’ami qui l’accompagnait, inconnu de moi. Je ne sais comment j’avais eu son adresse pour l’inviter, je savais à peine qui il était. L’expo lui avait plu, il s’en était amusé. Nous aimions tous deux l’érotisme, quoique sans doute différemment, et nous avions d’autres points communs : nous étions fumeurs, nous connaissions les arts martiaux japonais (il faisait de l’aïkido, j’avais été judoka) et la philatélie (il collectionnait les timbres, j’avais fait de même dans ma jeunesse, il me remercie plusieurs fois dans ses lettres de ceux que je lui procurais). Je ne me rappelle pas qu’il soit venu chez moi, mais je suis allé quelques fois chez lui rue Beaufleury, non loin de la Victoire. Je passais aussi à l’occasion déposer du courrier («Philippe Billé, ce samedi matin, 11 février 1990, d’assez bonne heure vous enfourchâtes votre vélocipède et, sous la pluie battante, pédalâtes jusqu’à ma porte pour glisser dans la fente de la boite à lettres l’enveloppe qui contenait cinq exemplaires de la Lettre documentaire n° 6 et une dizaine de timbres oblitérés, en majorité provenant des Etats-Unis…»). Il collectionnait aussi mes publications, s’assurait qu’aucune ne lui manque, et il a participé à quelques unes. Il fut un des premiers artistes que j’aie publiés dans la série de miniatures Poqo (n° 3, 1986). Il apparaît dans une demi-douzaine de Lettres documentaires. Je regrette maintenant que la plupart de ses interventions soient des courriers relatifs à la Grève de l’Art (Ld 6, 8, 19 & 25), un sujet vers lequel je l’avais entrainé, qu’il avait pris au sérieux, et qui avec le recul me paraît sans intérêt. Ce projet absurde de Grève de l’Art (1990-1993) n’a en fait jamais servi qu’à la publicité personnelle de son initiateur, un provocateur gauchiste non dénué de talent, notamment dans l’art de l’auto-promotion. J’ai du mal aujourd’hui à relire cette rhétorique habile mais stérile de l’artiste anti-artiste, de l’écrivain anti-écrivain, du professeur anti-professeur. Je retiens en revanche la belle formule d’Abeille dans la Ld 6, selon laquelle «Une œuvre (est) fondamentalement une certaine concrétion de temps.» Et j’ai bien aimé les Notes de lecture qu’il a fournies pour la Ld XXII. J’ai moi-même rendu compte d’un de ses livres dans la Ld 62, en des termes qui traduisaient mes sentiments mélangés : dans le peu que j’ai lu de lui je reconnaissais la valeur de son écriture ouvragée, mais j’aimais moins sa tournure alambiquée, et les sujets qu’il abordait ne m’attiraient pas. Nous avons dû discuter de nos désaccords en la matière, car dans une lettre où il m’annonce la parution d’un nouveau roman, il anticipe mes «sarcasmes» quant à ses «sinuosités verbales». Nous avions cependant assez de connivences pour bien nous entendre et j’aimais sa conversation intelligente. Il a fait partie pour moi de ces ainés avec qui je n’étais pas toujours d’accord mais à qui je dois une part de mon instruction. C’est aussi grâce à lui que j’ai publié ma première traduction de récit de naufrage, après qu’il m’eut mis en contact avec des éditeurs. Nous nous sommes fâchés brusquement en 93, après que j’eus fait savoir dans un bulletin (de Petchanatz, me semble-t-il) le grand ennui que m’inspirait la prose de Francis Giraudet. Je ne me souviens ni de mes termes exacts, ni de ceux d’Abeille, mais l’échange a été vif et la sévérité de sa condamnation m’a étonné. Je ne voulais pas que nous nous fâchions, je voulais passer l’éponge et j’ai dû lui tendre plus d’une perche après cet incident, comme en témoigne encore la plus tardive de ses lettres, très polie, datant de 97. C’est ainsi, je ne suis pas très vif, il m’a fallu plusieurs années avant de comprendre que c’était fini.

Photo piquée chez Babelio.

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