Au printemps dernier j’ai eu l’occasion de prendre connaissance du savant ouvrage que Michaël Rabier a consacré à Nicolás Gómez Dávila, penseur de l’antimodernité, Vie, œuvre et philosophie. Ce livre issu d’une thèse et paru à L’Harmattan est le premier publié en français sur le penseur colombien. Bien qu’il soit agréablement écrit en langage normal et sans jargon, je dois avouer que la partie proprement philosophique m’est assez difficile d’accès, à la différence de celles portant sur la vie et l’œuvre. J’ai remarqué entre autres points d’intérêt que la question des épigraphes employées par Davila est traitée pages 65 sq (c’est un sujet d’article auquel j’avais songé, resté en plan, mais qui est là bien élucidé). L’auteur a l’amabilité de me citer quelques fois dans son livre et de rappeler le petit rôle que j’ai joué au début des années 2000 comme premier traducteur français de Gomez Davila. J’aimerais à ce propos apporter quelques précisions et évoquer la mésaventure de mes tentatives de faire publier cet écrivain en français. Les œuvres du Colombien ont d’abord été traduites en allemand, à commencer dès 1987 par une sélection de ses aphorismes, qu’il appelait des scolies, parus en 1975. Un lecteur enthousiaste, le dramaturge et essayiste Botho Strauss, en a cité une dizaine dans un texte de 1990, Der Aufstand gegen die sekundäre Welt, qui fut traduit en français en 1996 sous le titre Le soulèvement contre le monde secondaire, chez L’Arche Editeur. C’est dans cette retraduction à partir d’une version allemande, par Henri-Alexis Baatsch, qu’ont été publiés en français les quelques premiers aphorismes de Davila. Mon ami Baudouin, qui lisait le livre de Strauss en 99 ou en 2000, a attiré mon attention sur ce Gomez Davila, qui était singulièrement absent des bibliothèques et des bibliographies à ma disposition. En cherchant sur internet, j’ai découvert un gisement de ses pensées mis en ligne par je ne sais plus qui (Oscar Torres Duque, peut-être ?). Elles m’ont vivement intéressé, pour ne pas dire ébloui, et j’ai aussitôt voulu traduire celles que je préférais. J’en ai publié un petit choix de deux douzaines dans ma Lettre documentaire 332, en septembre 2000. La même année, mon ami colombien Juan Moreno, qui travaillait dans la même université que moi, m’a procuré peu à peu les quelques livres de Davila. J’ai alors traduit, en 2001, un choix plus important, une quarantaine de pages de ses Scolies, dont j’ai publié certaines dans le n° 20-21 de la revue La Polygraphe, de Chambéry, et la même année je me suis mis en quête d’un éditeur. A l’automne, ma proposition a d’abord été refusée par Pierre-Guillaume de Roux, qui travaillait alors aux éditions du Rocher, puis par Fata Morgana. Au printemps de 2002 je suis parvenu à éveiller l’intérêt des éditions de L’Arche, qui envisageaient sérieusement une publication en m’assurant que je serais leur traducteur. Hélas le projet a capoté quand il s’est avéré qu’une édition était déjà en préparation sous la direction de Samuel Brussel, lequel travaillait aux mêmes éditions du Rocher qui avaient pourtant refusé ma proposition l’année précédente. C’est ainsi qu’ont paru au Rocher, début 2003 et fin 2004, les deux premiers livres de Davila en français, une sélection des Escolios de 1975 (devenus Les horreurs de la démocratie) et une des Nuevos escolios de 1986 (Le réactionnaire authentique) traduits par Michel Bibard. Je fus bien déçu, d’abord de n’avoir pas été le traducteur de ces livres, comme on peut comprendre, mais aussi par la forme que l’on avait donnée à ces éditions françaises, notamment le choix discutable d’avoir doté les scolies d’une numérotation qui peut rendre service, mais qui ne correspond en rien à ce que serait la numérotation réelle d’une édition complète. Les traductions cependant étaient de bonne qualité, quoique pas exemptes de quelques faux-sens ou contresens, comme de traduire le verbe Creer par Créer au lieu de Croire (Horreurs, 785) ou de traduire Dependencia par son exact contraire Indépendance (Réac auth, 490). Mais passons, après tout je suis bien placé pour savoir qu’un traducteur n’est pas toujours infaillible. Entre ces deux dates, je me suis consolé en publiant à mes frais, à l’automne 2003, la livrette Studia daviliana, où je réunissais quelques documents, études et traductions. Elle a obtenu un bon succès. Mais il manquait encore à ma déconvenue le coup de pied de l’âne, qui arriva en 2009 quand les éditions de L’Arche, ayant oublié mon existence, confièrent à une danseuse de flamenco, qui d’ailleurs ne s’en est pas mal tirée, la traduction du troisième et dernier recueil de pensées de Davila (Carnets d’un vaincu). J’arrêterai ici la narration de cette drôle d’histoire, pour en revenir à mon propos initial en évoquant encore ce point. J’aurais pu m’en apercevoir plus tôt mais c’est en lisant les pages biographiques du bon ouvrage de M Rabier, que je réalise combien Davila avait longuement résidé en France dans sa jeunesse. Né en Colombie en 1913, il a vécu à Paris de 1919 à 1936, c’est à dire pas moins de dix-sept ans. Cela m’amène à songer qu’un autre de mes grands réacs préférés, Albert Caraco, né en Turquie en 1919, a de son côté habité Paris de 1929 à 1939. Pendant sept ans, de 1929 à 1936, ces deux esprits ont donc vécu non loin de l’autre, ont pu se croiser… Ils étaient encore bien jeunes et n’avaient pas commencé d’écrire, en tout cas de publier, mais l’idée de cette coexistence porte à la rêverie.
Brussel fumier !
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