En feuilletant les Paroles données de Claude Lévi-Strauss (Plon, 1984), je m’arrête un peu aux pages 141-142, où il est question de cannibalisme. L’auteur prend la précaution d’admettre qu’il existe sur le sujet «des témoignages nombreux et concordants ... qui ne permettent pas de douter de la réalité» des pratiques, entre autres chez les Tupinambas du Brésil de jadis, sur lesquels je suis un peu renseigné. Mais je reste perplexe devant ses développements tortueux visant à établir, ou à inventer, la valeur symbolique, culturelle, spirituelle, des rituels de tuerie. J’ai l’impression pénible d’assister là une fois de plus à des manoeuvres intellectuelles, dont l’objectif principal est de noyer le poisson de la brutalité primitive dans les eaux vaseuses de l’ethnologie de salon. Je m’arrêterai à la phrase affirmant que «cette torture ‘primitive’ n’a rien de commun avec celle qui se pratique dans les sociétés dites civilisées, dont l’effet est d’avilir la victime en violation de toutes les règles morales...» C’est assez, j’ai la dose. Nous retrouvons là les gros sabots de la rhétorique humaniste, opposant le vilain homme blanc occidental, qui est très méchant, au bon sauvage innocent, qui manie délicatement le symbole à coups de couteau et de massue. Comment un homme aussi fin et aussi savant a-t-il pu soutenir de telles âneries, grande énigme. Il y a dans cette volonté forcenée de prouver que les Sauvages n’étaient pas des sauvages («Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie», disait son beau sophisme dans Tristes tropiques) une sorte de négationnisme pépère, sans danger : les descendants des victimes, s’il y en a, ne porteront pas l’affaire devant les tribunaux.
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