Contrairement à mes habitudes j’ai réussi à lire un roman en entier, qui plus est un roman assez long, plus de quatre cents pages, le Méridien de sang (Blood meridian) de Cormac McCarthy. Ce livre a été publié en 1985, traduit en français en 1998, et je l’ai lu dans une édition de poche Points de 2006. Il est réputé pour présenter une version démythifiée, désenchantée, et même sordide du Far West américain, loin de la légende. L’histoire suit l’itinéraire d’un jeune analphabète orphelin de mère, qui fréquente de mauvais garçons puis rejoint une bande de chasseurs de primes. Ce personnage, par ailleurs assez transparent, n’est jamais nommé, mais désigné comme the kid en anglais, en français l’enfant. Ce terme choisi par le traducteur prête à confusion car il évoque plutôt un être prépubère, or au début du livre c’est déjà un adolescent de quatorze ans. Comme il est né en 1833, on suppose que l’action commence en 1847, et elle se déroule dans le milieu du XIXe siècle (la date de 1849 apparait aux pages 209 et 252, le personnage a 28 ans p 390, et on est en 1878 p 394, date à laquelle le protagoniste a dans les 45 ans). L’action se déplace grosso modo d’est en ouest, de la Louisiane à la Californie, dans la zone frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique. Les tueurs sont censés sécuriser le territoire en éliminant des Indiens dangereux (Apaches, Chiricahuas, Yumas etc) dont ils rapportent les scalps aux autorités pour se faire payer. On comprend vite que ce sont en fait des brutes sans pitié, qui massacrent systématiquement tout ce qui a le malheur de se trouver sur leur passage, Indiens belliqueux ou paisibles, mais aussi Mexicains et Etats-Uniens, hommes et bêtes. Une des scènes les plus révoltantes est peut-être celle du chapitre XIV (p 245-247) où les rustres rencontrent un convoi d‘une centaine de mules venant en sens inverse sur un étroit sentier à flanc de falaise, et envoient dans le précipice tous les muletiers, leurs bêtes et leur chargement. Ces hommes sans foi ni loi sèment aussi le chaos dans les villes où ils passent, à coups de beuveries, d’incendies et de meurtres. Mejor los indios (Plutôt les Indiens, p 217) en viennent à dire certains Mexicains. Le livre expose principalement la violence exercée par ces mercenaires mais on a aussi quelques vues sur la sauvagerie des Indiens, à travers au moins deux scènes d’attaque, et par moments la découverte de corps de colons ou d’autres Indiens suppliciés, scalpés, écorchés, éventrés, démembrés etc. Les tueurs ne sont eux-mêmes pas tous des hommes blancs, il y a parmi eux un ou deux noirs et des éclaireurs indiens. C’est donc une vision extrêmement sombre de la nature humaine qui est ici présentée, d’autant que le lecteur n’est soulagé par aucune perspective optimiste, aucune catharsis, aucun retour à la justice et à l’ordre. Il parait que l’auteur se serait inspiré de faits réels mais je ne sais quelle est la part de la documentation et celle de l’imagination. La psychologie des personnages est rarement explicitée, elle se déduit de leurs actes. En revanche le récit abonde en détails quant à la faune, la flore et la géologie des paysages traversés, la météorologie, parfois même les constellations présentes dans le ciel nocturne. Par endroits l’auteur décrit aussi avec précision le maniement des armes à feu. Les dialogues ne sont pas signalés par des tirets ou des guillemets, mais on les distingue bien de la narration. Les citations en espagnol sont toujours correctes. Les vingt-trois chapitres ne sont pas dotés de titres propres, mais chacun est introduit par un petit pavé annonçant les principales actions. Il importe de lire ces résumés contenant parfois des indications absentes du texte (ainsi au chapitre IV, où l’on annonce des cas de choléra, mais ensuite les symptômes sont décrits sans que la maladie soit nommée). Une image m’a laissé perplexe p 151, où des hommes attendent «en plissant les yeux comme des oiseaux», image reprise p 235 (début du ch XIV) où des faucons «plissaient un oeil jaune» : il me semble que les oiseaux ont toujours l’oeil rond. Un trait que je n’ai pas bien aimé dans ce livre est le personnage du «juge» Holden, bonhomme hors norme, géant obèse albinos et chauve, tyrannique et savant, sorti de nulle part et paraissant doté d’un pouvoir surnaturel. Son caractère extraordinaire n’ajoute pas au réalisme du récit, non plus que ses développements philosophiques auxquels je ne comprends rien, soit parce que je ne suis pas assez malin, soit parce qu’ils sont réellement fumeux (par exemple aux ch XIV et XVII). De même la fin mystérieuse n’est pas très à mon goût : on suppose qu’il arrive malheur au personnage principal entre les mains du juge, mais le narrateur ne dit pas ce qui est arrivé. Parmi les pages que j’ai le mieux aimées, celle qui décrit l'accoutrement hétéroclite de guerriers indiens (69), celle où l’auteur disserte sur le feu (307), celle où l’arrivée des hommes au bord de la mer offre un moment de fraicheur et de calme (378). Cet étrange roman met la sensibilité du lecteur à rude épreuve et il m’a laissé sur ma faim, mais c’est incontestablement une oeuvre intéressante, qui donne des vues saisissantes sur les formes du mal, et matière à méditer.
J’ai tout lu de Cormac McCarthy que je considère comme un des plus grands écrivains du vingtième siècle. J’avais commencé par hasard par le Grand Passage et à peine terminé de le lire, j’ai acheté tous les autres en une seule fois !
RépondreSupprimerCette façon de passer de détails les plus sordides, terre-à-terre ou banals à des grandes envolées philosophiques, voire mystique…
Méridien de Sang est sans doute le plus violent et le plus ambigüe de tous.
Je vous conseille plus particulièrement Suttree.
Merci cher Philippe de ces suggestives notes de lecture
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