vendredi 12 janvier 2024

Biet

    Il y a quelques années, j’ai eu connaissance du livre qu’Antoine Biet a publié en 1664, mais je ne l’ai lu en entier que ces derniers mois. On ne sait pas au juste quand naquit cet homme, dans le diocèse de Senlis, entre 1596 et 1620, ce qui est bien vague, mais on sait qu’il fut le curé de cette ville à partir de 1637. En 1652, il se joignit à une expédition menée par un certain sieur de Royville et destinée à établir une colonie française à Cayenne, sur la côte de l’actuelle Guyane. L’entreprise fut un échec. Des cinq ou six cents personnes arrivées sur place en septembre 1652, il ne restait au bout de quinze mois que cent trente survivants, qui plièrent bagage dans les derniers jours de 1653. Le père Biet était de retour en France en août 1654, après être passé par Surinam, la Barbade, la Martinique et la Guadeloupe. Dix ans plus tard, en 1664, il publia donc à Paris un compte rendu de cette expérience, dans un épais volume intitulé Voyage de la France équinoxiale en l’isle de Cayenne, entrepris par les François en l’année MDCLII.
    L’ouvrage est composé de trois «livres», soit trois parties, deux narratives et une descriptive. La première raconte en dix-sept chapitres l’élaboration du projet, les préparatifs et le voyage d’aller, la deuxième en trente-cinq chapitres le séjour sur place et le retour. La troisième partie décrit en dix-sept chapitres la nature du pays et surtout les mœurs des Indiens Galibis. Les trois derniers chapitres de la troisième partie portent plus précisément sur le langage de ces Indiens, appartenant à la famille des langues caribes (galibi = caribe).
    C’est d’abord le tout dernier de ces chapitres qui a attiré mon attention vers ce livre. Il s’agit d’un petit dictionnaire français-galibi, présentant sur une trentaine de pages un peu plus de quatre cents mots. Ce précieux instrument n’est pas sans défauts. Notamment il y règne un léger désordre, du fait que l’auteur, s’il a bien regroupé les mots selon leur initiale (tous les mots commençant par A, puis par B, etc), n’a pas toujours fait l’effort de les disposer dans l’ordre alphabétique exact, négligence qui l’amène parfois à répéter par erreur certaines entrées, à quelque distance l’une de l’autre, avec une rédaction différente (il y a ainsi deux entrées pour Acheter, deux pour Autrefois, etc). Par ailleurs, on a remarqué que ce vocabulaire empruntait largement à celui qu’avait publié dix ans plus tôt un certain Paul Boyer, lui aussi à la fin d’un récit de voyage en Guyane. Mais le dictionnaire de Biet présente l’avantage d’être enrichi d’exemples, grâce auxquels il est une source non seulement de connaissance mais aussi de joie, car il est rédigé avec le franc-parler de l’époque, et l’auteur choisit parfois comme phrases d’exemple des énoncés que l’on imaginerait mal dans les traités d’ethnolinguistique d’aujourd’hui : voir entre autres à l’entrée Cul («Je te fouetterai le cul, tu es méchant»), à l’entrée Pet («Tu es vilain, tu pètes, cela pue beaucoup») ou à l’entrée finale, Yvre («Les Indiens s'enyvrent comme des cochons»).
    Mais là n’est pas le seul attrait de ce bon livre, riche en informations de toute sorte et captivant comme un roman d’aventures. L’entreprise s’annonçait laborieuse et commença mal. Comme les troubles de la Fronde rendaient la campagne dangereuse, il fut décidé d’aller de Paris au Havre à bord de navires fluviaux. Or dès le premier soir, à Paris, le supérieur des quelques religieux du voyage, voulant passer d’un bateau à l’autre, tomba dans la Seine et s’y noya (ch I-5). (Il est intéressant de suivre l’itinéraire, passant par des lieux qui ont dû bien changer depuis : Saint-Cloud, Saint-Denis, Saint-Germain en Laye, Mantes, Les Andelys etc, p 13-17). Le père Biet, qui voit partout des messages divins, tiendra aussi pour mauvais signe la «comette ... affreuse, de couleur de Saturne» qui apparaitra dans le ciel pendant quelques nuits à la mi-novembre 1652 (p 96 & 111. Il peut s’agir de la comète non périodique enregistrée sous la référence C/1652 Y1). 
    Il semble que l’échec de l’expédition soit dû à trois facteurs principaux. D’une part, on avait recruté inconsidérément trop de soldats et «trop d’officiers inutiles qui n’eussent pas voulu seulement remuer une pelletée de terre» (p 7), et parmi les colons trop peu de gens compétents : quelques artisans (maçons, scieurs, charpentiers) mais surtout un ramassis d’«enfants incorrigibles» dont les familles se débarrassaient, de «gens qui avaient fait faillite», de «jeunes débauchés», y compris quelques putes, et dans tout ce monde pas «cinquante (personnes) capables de supporter la moindre fatigue» (p 8). D’autre part, on avait emporté trop peu de réserves de vivres, si bien qu’une fois sur place, dans un pays où régnait pourtant «un perpétuel été» (p 332), on dût bientôt affronter la disette et les maladies, et beaucoup se retrouvèrent à l’état de «squelettes vivants» (p 250). Enfin les rivalités entre les seigneurs associés et entre les capitaines n’ont rien arrangé. Déjà en cours de route le sieur de Royville en personne fut assassiné et son corps jeté par-dessus bord en pleine mer, avant même l’arrivée en Amérique (ch I-13). Un sommet dans les hostilités entre dirigeants sera atteint durant le séjour en Guyane, quand on démasquera le complot du sieur Isambert, qui voulait supprimer des rivaux. Il y a des pages terribles, où l’accusé s’avoue coupable, est condamné à mort, se roule en sanglots aux pieds de ses juges. On charge de lui couper la tête un esclave noir qui n’est équipé que d’une «serpe», c’est à dire d’une machette, impropre à cet usage, et le bourreau doit s’y reprendre (ch II-5).
    On peut aujourd’hui s’amuser, ou du moins s’étonner des avis que l’auteur émet parfois sans ménagement sur les étrangers, dans un ouvrage écrit à l’époque où les races n’étaient pas en sucre et où l’on pouvait formuler des critiques sans être aussitôt accusé de génocide. Ainsi à l’aller, lors du passage à Madère, Biet fait des observations peu flatteuses sur la malhonnêteté des citadins, qu’il oppose à la courtoisie des ruraux (ch I-10 & I-11). De même, lors du voyage de retour, il reproche aux commerçants juifs de Saint-Pierre de la Martinique d’abuser de leur influence en imposant le respect du sabbat, alors que le samedi était le jour traditionnel de marché pour tous les producteurs de l’île. Il se fend à cette occasion de généralisations acerbes sur le peuple christicide, qui de nos jours lui vaudraient assurément le pilori (p 303).
    Sur les Indiens, Biet a des avis nuancés. Il est à noter que les faits se déroulent dans ce que Lévi-Strauss a nommé la «période conradienne» : si les civilisations urbaines du Mexique et du Pérou ont été rapidement assujetties par les Espagnols, ailleurs le rapport de force entre Amérindiens et Européens est longtemps resté indécis, et souvent défavorable à ces derniers. Les Indiens ne sont pas idiots, ils «savent fort bien remarquer le faible de chacun» (95). Ils trafiquent volontiers, mais sont aussi capables de fourberie et de brutalité, ce en quoi l’auteur ne cache pas que les Français n’avaient guère de leçons à donner. Il y a une scène intéressante, où des Indiens viennent visiter un campement de Français sous quelque prétexte, en fait pour évaluer le nombre d’hommes et leur armement, afin du juger si une attaque est possible : «L’on remarquait visiblement sur leur visage, qu’ils ne venaient pas avec la même franchise et liberté qu’à l’ordinaire. Je remarquai même qu’ils ne pouvaient nous regarder en face» (160). Biet admire la parure des Galibis, leurs «ornements merveilleux à voir» (365), surtout les peintures corporelles et les plumes des hommes «les mieux ajustés selon leur mode» (78, et il les voit encore p 382 «bien ajustés de tous leurs plus beaux ornements»). Quant aux enfants, «c’est une merveille de voir comme ils profitent» et comment leurs parents les «aiment extrêmement» (390). Biet nous apprend que ces Indiens vivant près de la mer ne sont «pas trop carnassiers», préférant au gibier le poisson et les crabes (339). Il parle de leurs «trousses de flèches» (167). Il désigne leurs grandes huttes comme des «halles» (354) ainsi que l’avait déjà fait Jean Mocquet dans son récit de voyage de 1604, que Biet dit avoir lu (362, 371).
    Je terminerai ces notes en citant quelques tournures qui m’ont plu :
- p 125 & 144 : on avait exilé deux ou trois conspirateurs quelque temps sur une île, où l’on redoutait qu’ils ne meurent de faim, mais on les retrouve «gras et en bon point».
- p 177 : le sieur du Plessis «n’a pas manqué d’ennemis à cause de sa façon d’agir un peu rustique», et p 326 «la rusticité de certains gros matelots flamands» à qui la tempête ne coupe pas l’appétit.
- p 224 : cette phrase au parfum d’aventure : «il avait remarqué les pieds des Sauvages imprimés sur le sable».
- p 230 : cette sentence à méditer : «la vérité engendre la haine».
- p 263 : repartant de Cayenne, les survivants font d’abord escale à Surinam, où le commandant de la place les assure de sa charité, déclarant «que s’il pouvait, il nous mettrait entre sa chair et sa chemise».
- p 274 : à la Barbade, colonie anglaise, on conseille à certains de «quitter la ville» pour se retirer «dans la contrée, comme ils parlent en ce lieu» : n’est-ce pas tout simplement le mot country ?
- p 283 : à la Barbade encore, Biet retrouve un compatriote, maintenant «fort basané, comme c’est l’ordinaire de ceux qui voyagent».
- p 332 : en Guyane le climat est si humide que «les couteaux ... s’enrouillent dans la pochette».
    Ce bon livre recèle encore mille charmes, que je laisse au curieux le soin de découvrir. Il manque aujourd’hui encore une bonne réédition, c’est à dire complète et modernisée, qui permettrait de le lire confortablement. Voici quelles sont les ressources :
- l’édition originale a été numérisée et mise en ligne sur le site de la John Carter Brown Library aux USA et sur celui de la BnF (Gallica), laquelle propose depuis 2017, en partenariat avec Hachette, un fac-similé de l’œuvre originale en impression sur demande.
- En 1896, Aristide Marre a revu et publié, sous le titre Les Galibis, tableau véritable de leurs mœurs, avec un vocabulaire de leur langue, la troisième partie du livre, sans numérotation des chapitres, et en omettant les chapitres III-9 et III-15 (Extraits de la Revue de linguistique de juillet et octobre, repris en un volume à Paris chez Maisonneuve).
- En 2011, Jack Le Roux a repris sous le titre original, aux Editions du Valhermeil (Colombelles) la partie guyanaise du livre (
chapitres I-15 à II-30 et III-1 à III-14) en maintenant l’orthographe d’époque (sauf f/s, i/j, u/v, z/s), excluant donc les chapitres I-1 à I-14 (voyage d’aller) et II-31 à II-35 (voyage de retour), ainsi que les trois chapitres finaux (linguistique).
- En 2018, Jean-Marc Popineau a publié une excellente étude, «Les "Avantures toutes étranges et tout à fait tragiques" de Antoine Biet, Un missionnaire senlisien sous la Fronde dans la France équinoxiale en l’isle de Cayenne», in Comptes-rendus et mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Senlis 2014-2015, Senlis, 2018.
- En 2021, chez Hermann (Paris) dans l’ouvrage collectif La colonisation de la Guyane (1626-1696), dirigé par M van der Bel et G Collomb, sont reproduits : dans le volume I la partie guyanaise du Voyage, (chapitres I-15 à II-30 et III-1 à III-15), texte modernisé et annoté par J-M Popineau ; dans le volume II le chapitre III-16 et le Petit dictionnaire, annotés par O Lescure.
    Les chapitres touchant les préparatifs en France, le voyage d'aller en Amérique et le voyage de retour, n'ont jamais été réédités. Je publierai prochainement, dans deux Lettres documentaires, des extraits portant sur l'île de Madère.

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