dimanche 14 janvier 2024

Madère 2

Lettre documentaire 521

 

DESCRIPTION DE MADERE, par Antoine Biet

 

(Chapitre I-XI, «De la situation de l’ile de Madère, de sa fertilité, et des mœurs de ses habitants», de son Voyage de la France équinoxiale en l’isle de Cayenne, entrepris par les François en l’année MDCLII, Paris, 1664, p 41-43. Les parenthèses sont de nous.)

 

Cette ile est une des principales des Canaries (hum), située dans l’Afrique, sous la hauteur de 32 degrés et 20 minutes de latitude (en fait 32° 45’), au Nord de l’Equinoxe. Cette hauteur en laquelle elle se trouve fait qu’elle est dans un très bon tempérament, parce qu’elle n’a ni de trop excessives chaleurs, ni de trop violentes froidures, ou plutôt on n’y en ressent presque point du tout, ce qui fait qu’elle est très fertile, et la terre très propre pour produire beaucoup de choses, que ne peuvent pas faire nos climats. Elle a environ dix-huit lieues de circuit. Il y a trois villes, dont la principale s’appelle Fonsaie (Funchal), demeure ordinaire du Gouverneur. Elle est aussi le siège épiscopal, mais qui est maintenant sans évêque, à cause des différends entre le Portugal et l’Espagne. Cette ville est longue et étroite, située au pied d’une haute montagne, qui a bien cinq quarts de lieue de hauteur, très difficile à monter (le Pico Ruivo, point culminant, est à 1862 m). Elle est bâtie le long du port, qui est une place en forme de croissant, de très difficile accès. Les vaisseaux viennent mouiller en assurance à une portée de pistolet de la ville. Les rues sont longues et étroites, fort mal pavées, il n’y a aucune belle maison. Le Gouverneur fait sa demeure dans la forteresse qui regarde le port, où Monsieur le Général fut le visiter. Il y a encore deux autres forteresses, l’une à l’autre extrémité de la ville du côté du Nord, et une troisième au-dessus de la ville, qui commande par tout. Ce qui rend ce lieu quasi imprenable, c’est qu’à l’entrée du port, du côté de main droite, il y a dans la mer un rocher, où actuellement Monsieur le Gouverneur faisait bâtir un fort, qui empêchera les vaisseaux d’approcher. Les églises sont assez belles, surtout la cathédrale sous le titre de Notre-Dame, très bien bâtie à la moderne (Nossa Senhora da Assunção, construite à partir de 1493). Outre le grand autel qui est dans le chœur des chanoines, il y a quatre autres autels de face, très bien dorés et ornés, dans l’un desquels repose le saint Sacrement, à la façon de Rome. Il y a encore deux autres autels dans les croisées. Il n’y a aucune chapelle dans la nef. Ce qui rend ces églises belles, c’est que les parois ont pour enduit des carreaux assez larges, vernissés comme de la faïence, peints et embellis de fleurs et d’oiseaux, ce qui semble une très belle tapisserie. Il y a une paroisse sous le titre de saint Pierre (São Pedro), un couvent de cordeliers, dans l’église desquels il y a une chapelle sous le titre de saint Louis Roi de France, un monastère de religieuses de sainte Claire (Santa Clara), et une maison de jésuites, qu’on appelle en ce lieu des Pères Apôtres. Je n’y ai rien vu de remarquable, que deux ponts bâtis sur un torrent qui tombe de la montagne. Il y a fort peu de Portugais dans cette ville, ce sont les esclaves nègres qui y sont le plus grand nombre.

     Pour les mœurs, celles du peuple qui est dans la campagne sont bien différentes de celles des habitants qui sont dans la ville. Le peuple de la campagne est fort courtois et reçoit les étrangers avec affection. Ils leur présentent volontiers de leurs fruits, et les choses qu’ils peuvent avoir, se contentant du peu qu’on leur donne, ce que plusieurs des nôtres ont expérimenté, qui pendant notre séjour allaient se promener sur les montagnes.

     Ceux de la ville n’en usent pas de la sorte, car étant tous fainéants, ils ne songent qu’à mal faire. Le clergé tant régulier que séculier est peu adonné à la piété, ce qui provient de ce qu’étant sans évêque, ils n’ont personne qui les retienne dans leur devoir. Outre qu’il n’y a aucune piété, ils sont encore dans une profonde ignorance. Si tel est le clergé, quel doit être le peuple ? Il est, comme j’ai dit, extrêmement fainéant, s’appuyant sur les bras de leurs esclaves, qui travaillent pour eux. Les nobles tiennent une gravité véritablement espagnole, marchant tous avec de longs manteaux, une longue épée et une dague sur le côté, tenant un grand chapelet en leurs mains, qu’ils marmottent continuellement en allant par les rues. Les marchands et les bourgeois en font quasi de même. Tout leur trafic consiste en confitures, et surtout en écorce de citron, vivant la plupart du petit revenu de leur terre, qu’ils font labourer par leurs esclaves nègres. Ils recueillent quantité de vins, que les vaisseaux qui vont dans les Indes chargent d’ordinaire. Au reste, ils sont grands larrons, ils en font gloire. Ils ressemblent aux Bohèmes, car quoi qu’on fasse pour s’en garantir, ils ne laissent pas de vous attraper. Quand on leur présente quelque chose pour troquer, comme des couteaux, miroirs et choses semblables, on n’y retrouve jamais son compte. Ils fouillent dans les pochettes, ils coupent les bourses, ils prennent la nuit les chapeaux, et dépouillent un homme, s’ils le trouvent à leur avantage. Mais ils sont fort lâches et fort poltrons. Ils sont beaucoup adonnés au vice de la chair, aussi les lieux infâmes y sont fort communs. D’où je conclus qu’il vaut beaucoup mieux s’éloigner de cette ile que d’y aborder, pour le peu de profit qu’on peut en tirer, et pour le grand sujet des débauches qu’on y rencontre, les femmes y étant si effrontées, qu’elles attaquent hardiment un homme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire