Lettre documentaire n° 514
Presqu'aujourd'hier : Souvenirs de Philippe Billé
par Geof Huth (2006)
Le 29 novembre 1989, Philippe Billé m'écrivit une note (pliée en neuf rectangles) au sujet de mon Subtle Journal of Raw Coinage (SJRC), à laquelle il joignait deux petits collages simples dont celui d'un passereau avec une tête de poisson. C'est ainsi que je fis la connaissance de Philippe, un homme à l'appétit dévorant pour l'information, avec un goût pour la documentation parfaite, et qui s'intéressait au monde dans son ensemble.
Dès le départ, je pus voir que Philippe et moi avions beaucoup en commun. Nous étions tous deux des collectionneurs désireux de compléter n'importe quelle série d'acquisitions. Comme je lui envoyais mes SJRC (dont chaque numéro comprenait des mots inventés, sans leur définition), il m'envoyait des exemplaires de ses Lettres documentaires (LD), qu'il remplissait de toutes sortes d'informations intéressantes. Nous nous sollicitâmes l'un l'autre avec empressement pour obtenir un exemplaire du premier numéro de nos séries respectives, parce que nous voulions tous deux avoir l'ensemble complet du travail de l'autre. Nous étions tous deux des pères de famille qui écrivions au sujet de nos enfants. Nous avions tous deux un fort intérêt pour le langage comme concept en général, pour les langues et leur variété, et pour la littérature dans n'importe quelle langue. Nous aimions chacun la langue maternelle de l'autre. Et en 1992, quand Philippe commença sa formation de bibliothécaire, nous partageâmes également cette expérience.
En parcourant la somme de notre correspondance, je suis surpris qu'elle ne soit épaisse que d'un ou deux centimètres. Quatre années durant, nous correspondîmes assez régulièrement (avec des périodes de latence occasionnelles dues au surplus de travail), et nous appréciions notre relation. Philippe était sans aucun doute mon meilleur ami en Europe, et un compagnon presque permanent à travers le courrier. Par-dessus tout, il était un ami exceptionnel : généreux, prévenant et bienveillant. J'appris beaucoup de lui, surtout dans ses fréquentes LD.
Les Lettres documentaires étaient pour Philippe un exutoire à son imagination. Il se servait de ce simple fanzine pour faire un instantané de ce qui suscitait son intérêt à un moment donné. Les premiers numéros (à partir de fin 1989) faisaient souvent référence à la Grève de l'Art 1990-1993, mais bientôt les LD allaient se transformer en vitrine pour toutes sortes d'arts et d'activités, en particulier littéraires. Philippe remplissait les pages des LD d'un pot-pourri de fragments d'informations. Parfois, les LD m'apparaissaient un peu comme une fenêtre ouverte sur l'esprit de Philippe, ainsi offert à notre admiration. Ses centres d'intérêt étaient vastes, éclectiques, et toujours divertissants. Il avait spécialement à cœur de rendre compte du travail d'autrui (y compris du mien), et certains de ses numéros comprenaient des réponses détaillées à des questions simples qu'il avait posées. Mes préférés furent une succession de numéros dans la deuxième série de LD incluant des listes de dix livres «favoris». Il y avait une énorme diversité dans les listes que les gens avaient données, mais Ulysse de Joyce se retrouvait dans nombre d'entre elles (mais pas sur la mienne ; j'avais indiquéFinnegans Wake à la place).
L'un des services les plus précieux rendus par Philippe dans les pages des LD étaient ses traductions d'œuvres d'auteurs underground. Il semblait adorer le défi de traduire des œuvres littéraires presque intraduisibles. Peut-être est-il unique pour sa traduction française de l'écriture humoristique et confidentielle de «Blaster» Al Ackerman. J'aurais tenu cet exploit de traduction comme le plus difficile de Philippe s'il n'avait pas aussi traduit en français — avec succès! — la poésie de John M. Bennett. À l'époque, Bennett pratiquait une écriture tranchante, incantatoire, résolument américaine et d'une saveur délicieusement avant-gardiste. Je n'aurais pas cru cela possible jusqu'à ce que je lise les traductions de Philippe. Après les avoir lues, je lui ai envoyé mes félicitations pour le travail accompli. Philippe me fit aussi l'honneur de traduire en français mon micro-essai préféré. Lorsqu'il œuvra à la traduction d'«Après-propos» (une postface que j'avais écrite pour une suite brève de poèmes visuels, et un essai personnel sur l'intérêt que j'avais depuis l'enfance pour la représentation visuelle du langage), je découvris à quel point il était un traducteur attentif. Il m'envoya une série de questions, car il tâchait de déterminer exactement ce que je voulais dire dans mon anglais parfois tortueux. Finalement, sa traduction devint une LD et apparut plus tard dans une anthologie française de poésie visuelle nord-américaine. Sans Philippe, personne ne se serait suffisamment intéressé à ces mots pour les traduire en français. Philippe a aussi publié une LD comprenant des traductions de mon ancienne rubrique sur la praecisio (une figure de style qui consiste à faire valoir son argument sans rien dire du tout).
À l'époque où Philippe se présenta à moi, il avait décidé de prendre part à la Grève de l'Art 1990-1993, mais il publia et distribua ses LD également pendant toute la durée de la grève. Peut-être ne voyait-il pas son travail dans les LD comme de l'art : après tout, il ne faisait par le biais de cette publication que décrire le monde. Mais j'ai toujours tenu ses Lettres documentaires pour de l'art. Il créa dans les LD une anthologie unique de réflexions, un certain style visuel épuré, et une expression claire de ce qui l'intéressait dans le monde. Les LD étaient une forme d'art particulière que j'en vins à qualifier d'art informatif : un art qui se concentre sur l'information qu'il contient plutôt que sur la représentation visuelle ou auditive qu'il en fait. Je conçois l'art informatif comme l'art le plus pur, puisqu'au fond le contenu de l'art est l'information : des morceaux du monde offerts pour notre plaisir et à notre interprétation.
Ce que Philippe a fait pour moi est inestimable, et ce soutien dont il a fait preuve apparut tout de suite dans notre relation. La LD 13 fut une réimpression du contenu des trente-deux premiers numéros de SJRC, et cette parution mit immédiatement en valeur mon petit projet auprès d'un public bien plus large. Philippe se donna aussi du mal pour comprendre les obscurs jeux de mots que j'utilisais en anglais et mes façons bizarres (et pas du tout idiomatiques) de faire violence à la langue française. Philippe et moi correspondions généralement en anglais, mais c'était le seul de mes correspondants avec qui je pouvais écrire des paragraphes macaroniques comme celui-ci :
Est-ce que vous voudrez me comprendre si yo escribo en more than una lengua at once? J’aime beaucoup les mots del mundo, y je like writing in fier linguas or cinco. Um lingua e due languages are three langues, a tongue for hommekind. Lire sont lire en Italia ; lire est lire in Frankreich.
Philippe connaissait assez bien l'anglais, avait étudié l'espagnol à l'université et avait tout terminé pour son doctorat de portugais à part sa thèse (ce qui lui faisait dire qu'il était «resté un demi-docteur, un doc») [Il est finalement docteur à part entière depuis l'an 2000]. J'étais un Américain ayant appris le français en vivant au Maroc, pratiqué l'espagnol en vivant en Bolivie, et appris le portugais étant enfant à Porto, et donc Philippe et moi étions liés par les langues qui nous avaient créés. Je dois dire toutefois que la maîtrise des langues étrangères de Philippe était meilleure que la mienne. C'était un vrai polyglotte, et c'est sa compréhension de langues diverses qui avait fait de lui un lien qui faisait tenir ensemble les deux côtés de l'Atlantique. Il traduisait des œuvres depuis l'anglais, l'espagnol et le portugais, en provenance de chaque côté de l'Atlantique, et beaucoup de ces traductions ont abouti dans les incomparables petites pages des LD. L'un des tours de force de traduction de Philippe fut la plus petite: il traduisit mon terme maladroit pwoermd (les mots poem et word imbriqués pour former un terme désignant un poème long d'un seul mot) par l'élégant et légèrement archaïque poëmot.
Les Lettres documentaires commencèrent sous la forme d'une feuille A4 pliée en quatre pages, mais le jour du troisième anniversaire de mon fils, en 1992, Philippe commença sa deuxième série de LD. Il en changea le format au profit d'une feuille A4 en recto simple (pliée juste assez pour rentrer dans une enveloppe). Numérotée à l'origine en chiffres romains pour distinguer cette série de la première, la deuxième série revint aux chiffres arabes à partir du centième numéro (par souci de simplicité, je suppose). Les deux séries témoignaient de l'intérêt de Philippe pour la documentation, de son œil d'archiviste pour l'importance des dates, et de son œil de bibliothécaire pour la perfection des données de catalogage. Ces morceaux de papier sont un beau témoignage du monde autour (et à l'intérieur) de Philippe, et j'ai passé des heures de ma vie à lire en détail ces numéros si merveilleusement singuliers.
Pour des raisons personnelles, celle des LD que je préfère est le n° XX de la nouvelle série. Paru le 31 décembre 1992 sous le titre «Verbier», ce numéro fut publié conjointement par ma maison d'édition (dbqp), de sorte qu'il a aussi pour titre The Subtle Journal of Raw Coinage # 64. Ce numéro se composait de 366 néomots de Philippe, sans définition. À l'origine, il ne comportait que 365 de ses néologismes (un pour chaque jour de l'année), mais je lui suggérai d'ajouter poëmot, de sorte qu'il aurait un mot pour chaque jour de l'année bissextile que fut 1992. Je composai la publication pour qu'elle rentre à la fois sur une feuille A4 et sur le papier à lettres qu'on a de ce côté-ci de l'Atlantique. Ce numéro nous associa Philippe et moi dans nos intérêts communs pour les mots, les néologismes, le langage, la micropublication, et ce fut le point de nos carrières respectives où LD et SJRC n'ont fait qu'un. (Ce numéro de LD/SJRC incluait les néologismes presqu' et aujourd'hier de Philippe, que j'ai joints dans le titre de cet hommage à cet homme plus que de lettres, à cet homme de mots.)
Je perdis le contact avec Philippe quelque part en 1994. En octobre 1993, ma femme Nancy et moi avions acheté une maison, je commençai un nouveau travail pour lequel je passais l'essentiel de mon temps sur la route, et il me fut impossible de poursuivre ma correspondance. Ma vie était trop occupée pour l'art, et je laissai en suspens ma correspondance même avec mes amis les plus chers. Je me demande quel âge Samuel, le fils de Philippe, peut bien avoir aujourd'hui. Peut-être vingt ans. Je me demande si je devrais reprendre contact pour que nous puissions finir la traduction de mes poèmes dans Paralipomena. J'ai écrit l'original anglais, mon frère a traduit le texte en portugais, j'ai traduit la plupart du portugais en espagnol, et j'avais prévu de faire traduire l'espagnol en français par Philippe. Tant que je n'ai pas le français, je ne peux pas finir le livre, qui est resté inachevé pendant plus d'une décennie. Mais tout ça est de ma faute pour avoir été un mauvais correspondant, le maillon faible dans la chaîne de notre amitié. Vers la fin de notre correspondance, après que j'eus trop tardé à répondre, Philippe m'envoya un mot, demandant simplement: «Toujours en vie?». Oui, mais non, aurait été la réponse correcte.
J'ai perdu contact avec un grand homme et un grand esprit, je vais donc devoir rattraper ça. En revanche, je lis (sans le lui dire) son blog Journal documentaire, mais la dernière de ses Lettres documentaires que je possède est la 158 (deuxième série) de novembre 1995. Et j'ai envoyé ma dernière lettre à Philippe en juin 1994, donc je suis sûr de lui devoir une lettre.
[Cet article daté du 30 avril 2006, et ici traduit par Romain Delpeuch, était la contribution de Geof Huth au site que m'a aimablement consacré Laurent Fairon en juin 2006. Précisons que j'ai finalement rencontré Geof à Bruxelles en mai 2017.]
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