J’ai lu avec beaucoup d’intérêt Espagne rouge, Scènes de la guerre civile, de Ksawery Pruszynski (Buchet-Chastel, 2020). C’est un gros volume (près de 500 pages) de reportages effectués par ce journaliste polonais dans les derniers mois de 1936 et les premiers de 1937. Il visite largement l’Espagne mais uniquement en territoire républicain, arrivant en Catalogne, gagnant ensuite le pays valencien, séjournant plus longuement à Madrid, revenant enfin au Nord pour terminer son voyage par le Pays basque. D’entrée il est confronté à ce qui n’est plus une banale république mais un pays plongé dans la tourmente révolutionnaire, avec partout des hommes en armes y compris dans les rues des grandes villes, des murs tapissés d’affiches et de drapeaux rouges et noirs (p 45), des églises incendiées (71, 88 etc), des sentinelles à l’entrée de toutes les villes et villages («tout comme au Moyen Age», 84). Il paie de sa personne (le simple fait de voyager dans l’Espagne d’alors était risqué) et s’aventure plusieurs fois sur la ligne de front au péril de sa vie, notamment aux alentours de Madrid. Un des aspects les plus intéressants de son enquête, ce sont les nombreux propos qu’il recueille. Lui-même est un «homme de droite» (194) bien informé des merveilles du marxisme par le voisinage de la Pologne avec la Russie soviétique, mais la plupart de ses interlocuteurs le prennent pour un sympathisant communiste, comme le sont beaucoup d’étrangers circulant alors en zone républicaine, et ils lui font volontiers des confidences qui dressent un tableau peu reluisant de l’Espagne révolutionnaire. Il y a des révélations cocasses, comme le cas du député B qui avoue collectionner les objets d’artisanat ancien qu’il vole dans les «maisons de fascistes» devenues «propriété du peuple» (144-145, 148) ou tel journaliste de gauche, qui lui s’intéresse plus aux instruments utilitaires modernes (157). C’est moins drôle quand sous les yeux du reporter de jeunes miliciens armés menacent une mère de famille terrorisée, dont le mari et deux fils ont déjà été fusillés, en lui ordonnant de leur procurer des objets (149). Car on fusille énormément, quotidiennement, non seulement les curés et les nonnes, mais aussi les «fascistes» et les «bourgeois», toute personne n’étant pas manifestement de gauche pouvant être condamnée par un «tribunal populaire» ou simplement abattue par des «justiciers» improvisés. Il y a une scène édifiante où le journaliste et une collègue s’étonnent de voir qu’une nonne sert d’infirmière dans un hôpital militaire. Leur accompagnateur se croit alors tenu d’expliquer en s’excusant presque de ne pas avoir fait fusiller cette religieuse avec les autres, car elle pouvait se rendre utile (140-141). Il y a aussi l’histoire du bateau blanc ancré à Almería, d’où chaque jour quelques uns des suspects qui y sont retenus prisonniers sont emmenés à terre pour être fusillés. La rumeur circule que les cadavres en décomposition contamineraient une source fournissant l’eau courante, mais les autorités rassurent la population en déclarant qu’il n’y a pas de pollution et que chaque jour les corps sont recouverts de chaux (175-177). Le plus terrible est sans doute la conversation avec un jeune militant communiste franco-espagnol âgé de dix-huit ans, participant aux «sections mobiles» qui exécutent des gens la nuit. «Eh bien oui, j’ai fusillé, pourquoi vous me regardez comme ça ? … Bien sûr, sans jugement … Qu’est-ce que ça serait comme révolution, si elle ne tuait pas ? … C’est ce qu’il faut pour tout changer … Pour que le monde soit meilleur.» La procédure est ignoble. On va chercher un gars la nuit en lui promettant qu’il ne s’agit que de se rendre à un interrogatoire qui ne durera pas plus d’une demi-heure. «Si t’avais pas d’arme ils te laisseront partir. – Mais vous n’avez pas trouvé d’arme chez moi ! C’est vrai, ces bourgeois ils n’avaient jamais d’arme … C’est seulement quand il voyait qu’on était à l’extérieur de la ville qu’il commençait à s’inquiéter. Où vous m’emmenez ? … On disait : descends ! … Alors boum, dans la nuque, au révolver.» Il y a une scène pénible où une femme s’accroche à son vieux mari gémissant et se révolte, dit aux miliciens qu’elle sait très bien qu’ils vont le flinguer et demande à être tuée avec lui (203-205). Le livre présente ainsi toute une série de tableaux qui donnent une idée de l’ambiance régnant à l'époque. Un point de vocabulaire notable est que l’usage complaisant du mot «fascisme» dans l’Espagne d’alors était à peu près le même que dans le monde d’aujourd’hui : «le mot «fascisme» … était si populaire aussi parce que de façon magique il dispensait de toute explication ou justification. Je crois que très souvent ceux qu’on avait tués pour leur fascisme et ceux qui les avaient tués pour cette raison auraient été incapables d’expliquer … ce qu’était vraiment le fascisme.» Je ne sais quelle était la formation de Pruszynski mais il paraît bien informé de l’histoire et de la géographie du pays. Cela apparaît notamment quand, au-delà de ses observations directes, il livre des analyses pertinentes et nuancées de la situation politique et économique. Par exemple au sujet de la pauvreté des campagnes, provoquant un exode massif vers les grandes villes, où les ruraux démunis venaient grossir les rangs du prolétariat, de l’armée et de la prostitution. Il distingue le cas, pas si général, des paysans sans terre dans les régions de latifundia comme l’Andalousie (344 sq), les cas au contraire où la pauvreté s’auto-génère comme dans les minifundia des petits paysans de Murcie (quatorze enfants sur une propriété de onze arpents, cela pose en effet des problèmes d’héritage, 58), les cas plus favorables du paysan riche de Valence, à la «petite propriété mais autosuffisante» (376) ou du paysan catalan «instruit et propère», avec «beaucoup de terre et peu d’enfants» (82). L’auteur analyse aussi la façon dont le destin a fait qu’avec la mort successive, par exécution ou par accident, de plusieurs leaders rebelles (Calvo Sotelo, Sanjurjo, Godet, bientôt Mola), assez vite «le vide se crée autour de Franco» et le soulèvement prend un tour qu’il n’avait pas au départ (rappelons que le principal instigateur, le général Mola, était très à droite mais républicain, et d’ailleurs franc-maçon). Pruszynski n’a pas rencontré que des gens du commun mais aussi des personnalités comme le général communiste Lister, la Pasionaria, et le docteur Gregorio Marañón, auquel il consacre un chapitre en rapportant un entretien. Marañón, intellectuel célèbre et républicain de la première heure, était déçu et épouvanté par le tournant révolutionnaire. C’est sans doute un remarquable travail qu’a accompli Brigitte Gautier en traduisant, préfaçant et annotant ce livre, mais il est dommage qu’on ne l’ait pas fait relire par quelqu’un qui connaisse l’Espagne et l’espagnol. Nombre d’erreurs dans les propos transcrits et les toponymes, erreurs qui se trouvaient peut-être déjà dans le texte original polonais, auraient pu être corrigées dans cette édition. Malgré cela il s’agit là d’un ouvrage très intéressant, agréable à lire et plein d’enseignements.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire