Longtemps ce beau titre m’a fait rêver, Supplément au Voyage de Bougainville, et je viens de déchanter en prenant connaissance du bref ouvrage que Diderot a composé en 1772, soit peu après que ledit Bougainville eut fait paraître son Voyage autour du monde, lequel avait eu lieu de 1766 à 1769. Le Supplément se présente sous la forme d’un dialogue entre deux interlocuteurs, A et B, que l’on pourrait définir grosso modo comme A l’ingénu et B le malin, ce dernier représentant bien entendu les grosses idées de Denis l’éclairé. Ce dialogue en cinq chapitres est entrecoupé par la harangue d’un vieillard tahitien (chapitre II) puis par une discussion entre un aumônier et le Tahitien Orou (III & IV). Ce que l’on voit à l’œuvre dans cette fiction, c’est le mythe du Bon Sauvage dans toute sa balourdise. On en apprend moins là-dedans sur les mœurs véritables des Sauvages, que sur les fantasmes de l’intellectuel occidental typique ébaubi, tout occupé à se dégueuler sur les pieds en faisant l’éloge de l’Autre, qu’il trouve tellement admirable. Le thème général est donc l’opposition entre le gentil sauvage tahitien, qui est «innocent et doux» (I), inspiré par «le pur instinct de la nature» (II) et les vilains Européens, décrits ici et là comme «ces hommes ambitieux et méchants… leurs extravagances et leurs vices» (II). En résumé : «la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées» (I) … «leur barbarie est moins vicieuse que notre urbanité» (V). Les démonstrations du philosophe sont ainsi imprégnées de niaiserie, et non exemptes de maladresses ou d’erreurs, dont je citerai quelques exemples. En prêtant aux Tahitiens des propos méprisants envers les Européens, il les dépeint involontairement comme étant d’une belle muflerie : «Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes» (II) … «vous êtes plus barbares que nous» (IV). Quelle suffisance… Il y a aussi ce passage embarrassant, où Orou déclare «nous nous sommes aperçus que vous nous surpassiez en intelligence» (IV). Egalement gênant, le long et pesant éloge de la supposée hospitalité sexuelle des Tahitiens (III-IV). Je ne sais quelle est la part du réel ou de l’imaginaire à ce sujet, mais en admettant que les Tahitiens aient en effet proposé aux voyageurs de coucher avec leurs femmes et leurs filles, qui plus est avec insistance («je te supplie de te prêter aux mœurs de Taïti», III), je ne vois rien de bien appétissant dans cette promiscuité et je doute que la pratique ait bénéficié de l’assentiment général des Tahitiennes. Dans l’histoire, Orou insiste si bien auprès de l’aumônier («Elles m’appartiennent et je te les offre», III) que celui-ci finit par céder et s’enfile successivement les trois filles puis la propre femme de ce bon Orou. Sans blague. Plus débile encore, l’idée que ce sont les préjugés religieux «opposés à la nature et contraires à la raison» (III) qui font que les civilisés se défient de l’inceste et de l’adultère («l’inceste ne blesse en rien la nature», IV). Je tiens aussi pour totalement fausse l’affirmation «qu’on n’a jamais vu l’homme de la forêt se vêtir et s’établir dans la ville» (V). On aura compris que cette œuvre ne m’a pas bien convaincu. Mais enfin, pour dire que je n’y ai pas trouvé que des sujets d’accablement, je citerai l’intéressante remarque d’A, sur la question de savoir «pourquoi les hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux hommes», à quoi quelqu’un aurait répondu «qu’il était naturel de demander à celui qui pouvait toujours accorder» (V). Là-dessus B présente l’objection que «Cette raison m’a paru de tout temps plus ingénieuse que solide». J’aime bien ce trait.
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