Il y avait longtemps que je ne m’étais plongé aussi aisément dans un fort volume comme est le Limonov d’Emmanuel Carrère (POL, 2011). C’est une biographie de l’écrivain russe Edouard Limonov, personnage haut en couleur, ayant tâté de l’exil et de la prison, punk et pédé à ses heures, épris de liberté mais nostalgique du stalinisme, méfiant envers les dissidents historiques, et créateur d’un sulfureux parti national-bolchévique. Né en 1943, il vivait encore quand le livre a paru et mourut en 2020. J’ai vu que certains reprochaient à l’auteur une poignée d’inexactitudes, mais enfin cela fait peu de choses sur un pavé de presque cinq cents pages, qui paraît très bien renseigné, non seulement sur l’individu étudié mais également sur le contexte littéraire, politique et plus généralement culturel. Carrère cite au fil du récit les sources auxquelles il puise, à commencer par les propres écrits de Limonov, mais aussi des rencontres avec lui et avec d’autres, et lui-même est quelque peu familier avec l’univers russe de par son ascendance maternelle. La seule page qui m’ait paru peu convaincante est celle (227) où il expose une vérité bouddhiste («L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité») qui m’est incompréhensible. Mais dans l’ensemble son livre est très clair et très intéressant. Le sujet en soi est captivant, car Limonov a mené une vie d’aventurier, et les anecdotes concernant d’autres personnes ne manquent pas : Hallier presque aveugle conduisant «sa vieille Golf le pied au plancher, mais en oubliant de desserrer le frein à main» (352), l’obscur Poutine que l’on vient porter au pouvoir alors qu’il est en vacances à Biarritz «dans un hôtel de catégorie moyenne», etc. Un grand charme du livre tient à l’extrême limpidité du style, et puis Carrère a ce ton calme et envoûtant que j’ai eu plaisir à retrouver, car c’est là le troisième livre de lui que je lis. Il y a un passage où il dit que Limonov est fasciné par la façon dont le philosophe Douguine raconte l’épopée du baron Ungern en Mongolie, et «adorerait que quelqu’un, un jour, raconte sa vie comme ça» (348). Carrère l’a fort bien fait, à mon avis. Une particularité du livre est que c’est à la fois un ouvrage documentaire et une œuvre littéraire, dans laquelle par exemple l’auteur se permet ici et là, sans en abuser, des digressions à propos de lui-même ou d’autres sujets (j’ai bien aimé ses considérations sur le fait qu'hélas «la guerre est un plaisir», 305). J’ajouterai enfin qu’une qualité de ce Limonov est qu’on le sent écrit par un homme capable d’exposer tantôt ce qu’il admire et tantôt ce qu’il réprouve chez celui qu’il étudie, de façon honnête mais nuancée, sans être complaisant ni accablant. De la belle ouvrage.
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