samedi 16 janvier 2021

albert et gilbert

J'ai lu avec plaisir un petit J'ai Lu de hasard, reprenant en 1975 deux textes brefs datant de bien avant, les Souvenirs de mon enfance, d'Albert Schweitzer (1924) suivis de Les tilleuls de Gunsbach (1953) par Gilbert Cesbron. Il est vrai que plus ça va, plus il suffit qu'un auteur soit démodé pour me plaire a priori, mais enfin cela ne suffit pas pour qu'il continue de me plaire a posteriori, comme ce fut le cas avec ce mince volume. J'ai d'abord lu le témoignage de Cesbron, qui m'a accroché dès les premières pages par son ton plein d'entrain. L'écrivain catholique y livre ses impressions après avoir rendu visite au vieux docteur protestant (mais oecuménique) dont il évoque par ailleurs différents aspects de la vie et des oeuvres. C'est un éloge de Schweitzer qui tient certes de l'hagiographie, mais ce qui importe dans une hagiographie est qu'elle soit méritée, celle-ci est assez convaincante. Quant aux souvenirs d'Albert, sans être passionnants, ils m'ont intéressé. Ayant été élevé dans un milieu déshérité, je rêvasse volontiers devant ce tableau d'une enfance rurale et studieuse, austère mais ensoleillée. Schweitzer passe pour avoir été un précurseur de l'humanitarisme ainsi que de l'anti-spécisme, et j'ai remarqué sa révolte précoce contre la cruauté envers les animaux. Il souffre d'avoir vu battre un vieux cheval, refuse de tuer des oiseaux à la fronde comme l'y encourage un camarade. Il résume sa pensée sur le sujet dans la formule du «respect de la vie», formule assez belle mais simplette, si l'on admet que la vie elle-même ne respecte pas la vie, il y a là un noeud de problèmes que je ne vais sûrement pas démêler maintenant. Le dernier chapitre («Coup d'oeil rétrospectif») est une sorte de long sermon subtil, dont l'optimisme ne me convainc pas bien, mais où scintillent quelques phrases à mon goût («Nous cheminons côte à côte dans une demi-obscurité où l'on ne distingue pas nettement les traits de l'autre. ... Les idées qui déterminent le caractère et la vie d'un homme existent en lui, de façon mystérieuse, dès sa naissance.»). Je ne connaissais guère Albert Schweitzer que très vaguement mais je me suis aperçu que je ne pouvais penser à lui sans penser aussi au petit étron infect qu'avait pondu Boris Vian à son propos, dans un poème des Cantilènes en gelée, où il s'exclame «Qu'il soit minuit, qu'il soit midi, Vous me faites chier, docteur Schweitzer». Il est si satisfait de la formule qu'il la répète, quelques vers plus bas. Elle se réfère au titre d'une pièce de Gilbert Cesbron, Il est minuit, docteur Schweitzer, dont on a tiré un film. Je ne connais ni l'une ni l'autre et n'ai pas le projet d'en prendre connaissance, ils sont peut-être mauvais et peut-être pas, peu m'importe, je ne crois pas qu'un homme soit responsable de ce qu'on écrit sur lui, je pense en revanche qu'un auteur est responsable des propos qu'il tient. Je ne sais au juste ce que Boris Vian, qui devait lui-même se juger passionnant, reprochait à Schweitzer. Sans doute était-il si «colonial» et si «paternaliste», et surtout si blanc et si chrétien. Vian par contre n'avait rien à reprocher à son ami Jean-Paul Sartre, le spécialiste de la liberté qui s'est distingué en ne levant pas le petit doigt contre l'Occupation allemande et en défendant systématiquement les dictatures communistes. Là-dessus me revient la phrase de Magritte : «Ces crétins ne supportent pas que l'on fasse quelque chose de bien.»

1 commentaire:

  1. Anecdotes inessentielles mais instructives, dans les "Histoires de la forêt vierge". En voici une :

    Nous tous, qui vivons aux colonies, nous devons user de toute notre influence pour mettre l’agriculture et les métiers en honneur auprès des indigènes. Mais il n’est pas facile de convaincre les jeunes gens qui sortent des écoles que le travail au bureau ou à la factorerie n’est pas le seul qui soit indiqué pour eux.

    La mentalité que nous avons à combattre se manifeste de façon typique dans deux histoires que j’ai vécues.

    Il y a quelques années, j’avais entrepris pendant la saison sèche la construction d’un nouveau bâtiment. Mais les pluies arrivèrent plus tôt que nous ne les avions attendues. Il s’agissait donc de mettre au plus vite à l’abri dans un hangar les planches et les chevrons que nous pouvions auparavant laisser dehors. Moi-même, je peinai à en porter avec deux noirs, les seuls aides dont je disposais à ce moment. Apercevant un indigène habillé de blanc assis à côté d’un malade qu’il était venu visiter, je l’invitai à venir nous donner un coup de main. "Je suis un intellectuel et je ne porte pas de bois", fut sa réponse. "Tu as de la chance", répliquai-je, "moi aussi, je voulais devenir un intellectuel, mais je n’y ai pas réussi." Je ne pus le décider à nous aider.

    (La dernière phrase est de trop.)
    En voici une autre :

    Une charmante histoire de palabre m’est arrivée de Londres. Sur le bord d’un des lacs de l’Afrique Orientale Anglaise, un jeune fonctionnaire résidait au milieu d’une population encore bien primitive. Il avait à coeur de rendre des sentences conformes à l’esprit du droit indigène.

    Il occupait depuis peu de temps encore son poste quand deux femmes arrivèrent devant lui avec deux nourrissons, l’un mort, l’autre vivant, chacune réclamant ce dernier comme son enfant. Le cas se présentait donc comme celui que Salomon avait eu à trancher et le jeune fonctionnaire fut bien content de pouvoir s’inspirer de cet exemple. Il appela donc un de ses soldats indigènes et lui ordonna de partager avec son épée l’enfant vivant et de donner une moitié à chaque femme.

    Mais la suite de l’affaire fut tout autre que du temps de Salomon. Au lieu qu’une des femmes implorât le juge de ne pas faire tuer l’enfant, mais de le donner plutôt à l’autre, ici elles jubilèrent toutes deux et s’écrièrent ensemble avec toute l’assistance : "Voilà le bon juge ! En voilà un qui sait bien régler les palabres."

    Le pauvre fonctionnaire fut très ennuyé, ne sachant à laquelle il devait donner l’enfant. Finalement, il s’en tira en l’attribuant à tout hasard à la plus belle des deux.

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